Des larmes à Omaha

Warren Buffett
Warren Buffett

Après plus de six décennies, Warren Buffett a annoncé ce week-end qu’il quitterait son poste de CEO de Berkshire Hathaway à la fin de l’année et passe les rênes à Greg Abel. L’annonce a été faite à l’issue de l’assemblée générale annuelle des actionnaires à Omaha (Nebraska). Les buffettologues Pieter Slegers et Ansgar John Brenninkmeijer se sont déplacés pour ce qui pourrait être leur dernière réunion.

« L’adieu a été émouvant », déclare Pieter Slegers, auteur de la lettre d’information Compounding Quality, qui compte plus de 465 000 abonnés. « C’est à Warren Buffett que je dois le fait d’écrire aujourd’hui sur l’investissement de qualité. »

Pendant des années, il a utilisé la tête de « l’Oracle d’Omaha » comme logo pour son profil en ligne –jusqu’à ce que sa chaîne atteigne des centaines de milliers d’abonnés et que Berkshire Hathaway lui demande gentiment de supprimer l’image. « Certains lecteurs pensaient que Warren Buffett lui-même était à l’origine du compte. »

L’atmosphère de l’assemblée annuelle est selon lui véritablement unique. « Vous pouvez tomber nez à nez avec Bill Gates. Si vous souhaitez vous entretenir brièvement avec ces personnes, c’est possible. Par exemple, j’ai eu une courte conversation avec Bill Ackman à propos de la Bourse. Toutes les personnes présentes ont quelque chose d’intéressant à dire. »

C’est d’une voix empreinte de nostalgie que M. Slegers s’entretient par téléphone avec Investment Officer depuis l’aéroport de Heathrow, sur le chemin du retour. C’était la dernière fois que M. Buffett lui-même s’adressait aux actionnaires en tant que CEO. L’année prochaine, la scène sera occupée par quelqu’un d’autre pour la première fois depuis des décennies.

Greg Abel

Warren Buffett avait précédemment indiqué que Greg Abel, le vice-président de 62 ans qui est considéré comme le prince héritier depuis 2018, serait son successeur logique. Au sein de l’organisation, cette confiance est largement partagée. « Il est imprégné de la culture de M. Buffett. La philosophie demeure », affirme Pieter Slegers.

« La magie est toujours là, mais ce sera différent. »

Ansgar John Brenninkmeijer, fondateur du fonds néerlandais ValueMachinesFund

Néanmoins, il sera difficile pour M. Abel de suivre les traces de M. Buffett et de son associé Charlie Munger, estime M. Slegers. Non seulement parce qu’ils ont formé un partenariat unique pendant des décennies, mais aussi parce que Berkshire est devenu un paquebot imposant par sa taille et sa complexité. « Les possibilités de réaliser des acquisitions substantielles ou de trouver d’autres bons investissements sont beaucoup plus réduites. Vous pouvez déjà le constater au niveau de la surperformance. »

Ansgar John Brenninkmeijer, fondateur du fonds néerlandais ValueMachinesFund, partage ce point de vue. Lui aussi revient chaque année à Omaha, même s’il doute de pouvoir le faire l’année prochaine. « La magie est toujours là, mais ce sera différent. »

Selon lui, le plus grand défi pour M. Abel réside dans le style de gouvernance. M. Buffett et M. Munger ont misé sur une décentralisation maximale et une autonomie totale pour les entreprises de Berkshire. Comme l’a décrit M. Munger lui-même : « decentralisation almost to the point of abdication » (une décentralisation qui frise l’abdication, NdT).

Cette approche non interventionniste est en train de changer. « Greg Abel intervient davantage, parle directement aux directeurs financiers des filiales et encourage plus activement les synergies entre les holdings », ce qui pourrait transformer Berkshire d’une mosaïque d’entreprises indépendantes en un groupe coordonné. « Cela change fondamentalement la dynamique », déclare M. Brenninkmeijer, qui s’entretient régulièrement avec les directeurs financiers des entreprises du portefeuille de Berkshire.

« Ces derniers indiquent qu’ils doivent désormais répondre à M. Abel beaucoup plus souvent qu’ils n’avaient l’habitude de le faire à M. Buffett et M. Munger. Il n’y avait pratiquement pas d’interférence directe. »

L’autofinancement comme ingrédient secret

M. Buffett a atteint son statut non seulement grâce à sa vision à long terme, mais aussi parce qu’il fait ce que les gestionnaires de fonds actifs ne parviennent souvent pas à faire : battre systématiquement le marché. Selon les données de Morningstar, seuls 9,1 % des gestionnaires actifs dans le segment des grandes capitalisations américaines ont réussi à dépasser leur indice de référence au cours des 20 dernières années.

Cependant, M. Brenninkmeijer et M. Slegers soulignent que le succès est souvent mal compris. Selon M. Brenninkmeijer, l’accent est trop souvent mis sur la réputation de Warren Buffett en tant que brillant sélectionneur de titres. « Ce qui le rend vraiment unique, c’est qu’il a construit une structure commerciale et une réputation qui lui ont permis d’investir d’une manière que d’autres ne peuvent tout simplement pas reproduire. »

La clé réside dans les activités d’assurance de Berkshire. L’acquisition de l’assureur National Indemnity dans les années 1960 a permis au conglomérat de bénéficier d’un flux constant de primes. Ce capital, disponible à un coût extrêmement bas pendant des décennies, a fourni l’effet de levier de la stratégie d’investissement de M. Buffett. « Les capitaux tiers au bilan ont en fait été l’argent de jeu de Warren Buffett et de Charlie Munger », explique M. Brenninkmeijer. Autre avantage : les clients de l’assurance ne demandent pas d’appels de marge.

« Warren Buffett se projette dans dix ans, même s’il ne sera peut-être plus là. »

Pieter Slegers, auteur de la lettre d’information Compounding Quality

D’autres investisseurs ont tenté de copier le modèle, notamment en rachetant eux-mêmes des assureurs. Cependant, personne n’a réussi à reproduire la combinaison d’échelle, de réputation et de gestion prudente des risques. Même des concurrents comme Markel ne sont pas autorisés par les régulateurs à investir autant en actions que Berkshire, explique M. Brenninkmeijer, qui s’est entretenu avec le CEO Tom Gayner dans le Nebraska.

Un trésor de guerre de 350 milliards

Avec un trésor de guerre de quelque 350 milliards de dollars, Berkshire dispose encore d’une puissance de feu sans précédent. M. Buffett semble même espérer une nouvelle crise, comme celle de 2008, lorsqu’il avait renfloué Goldman Sachs avec des conditions favorables pour ses actionnaires.

Selon M. Slegers, cette attitude reflète l’une des plus célèbres philosophies de M. Buffett : « Soyez craintifs quand les autres sont avides, et avides quand les autres sont craintifs. » Mais aussi : investissez à long terme. « Warren Buffett se projette dans dix ans, même s’il ne sera peut-être plus là, » dit M. Slegers. « Wall Street s’intéresse au prochain trimestre. Les deux ne parlent pas la même langue. »

Le paradoxe du pèlerinage

Cependant, M. Brenninkmeijer estime que le pèlerinage annuel d’Omaha présente également une certaine ironie. « En tant que gestionnaire de fonds, vous vous trouvez entre des agriculteurs du Midwest, des petits investisseurs et d’autres passionnés. Chacun partage ouvertement ses erreurs et ses réussites en matière d’investissement. C’est désarmant. »

Par ailleurs, M. Buffett a toujours critiqué les gestionnaires de fonds actifs et leurs frais élevés. Lui-même gagnait 100 000 dollars par an. M. Abel reçoit 21 millions. Si Berkshire facturait des frais de 1 %, cela générerait 8 milliards de dollars par an.

« Les gestionnaires de patrimoine comme moi y sont aussi parfois un peu ridiculisés. Peut-être aussi à juste titre », selon M. Brenninkmeijer. « Nous gagnons grâce au modèle que Warren Buffett a publiquement critiqué. »

Et pourtant ils viennent, année après année, pour les leçons, l’ambiance, les rencontres. Et pour le personnage lui-même. M. Slegers l’admet ouvertement. « J’y ai quand même versé une larme. »

Articles connexes sur Investment Officer :